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Imagine

  • Steve Turner
  • 27 juin 2018
  • 18 min de lecture

En 1970, j'étudiais à L'Abri, une petite communauté fondée par le docteur Francis Schaeffer dans les montagnes suisses dans le but de réfléchir et d'apprendre ensemble. Des personnes du monde entier se retrouvaient là dans l'espoir de donner du sens à leur vie et à leur époque, à la lumière de la vérité chrétienne. Vivre à L'Abri aiguisait notre perception du monde. Nous venions, pour un grand nombre, avec un vécu qui nous encourageait à classer toute expression culturelle selon des catégories définies — chrétien ou non-chrétien, spirituel ou charnel. Schaeffer, sous l'influence de l'historien néerlandais Hans Rookmaaker, spécialiste de l'art, nous encourageait à préférer une approche spécifique de chaque œuvre. La question à poser n'était pas « Cet artiste, est-il chrétien ? », mais « Cette œuvre présente-elle de bonnes qualités techniques ? » « Est-elle une expression valide de la façon dont cette artiste perçoit le monde ? » « La forme est-elle cohérente avec le contenu ? » « Transmet-elle la vérité ? » Cette approche était libératrice. Selon l'ancienne classification, les Beatles, qui dominaient la culture populaire à l'époque, se situaient indéniablement dans le camp charnel du monde et du diable. Aucun des quatre ne se déclarait chrétien, ils consommaient des stupéfiants et leurs chansons ne glorifiaient pas Dieu de manière explicite. Avec cette nouvelle façon d'évaluer l'art, d'autres considérations prédominaient. Leur œuvre était-elle excellente du point de vue technique ? Était-elle une expression valide de leur vision du monde ? Leur propos était-il cohérent par rapport à la forme artistique choisie pour l'exprimer ? Les chansons transmettaient-elles une part de vérité ?

Traditionnellement, les chrétiens de tendance évangélique expliquaient tout à partir de la notion de rédemption. L'artiste était-elle « rachetée » ? La nouvelle naissance était-elle le thème de ses chansons, de ses écrits ou de sa peinture ? Pour Schaeffer, la création était le point de départ. Chaque être humain était créé à l'image de Dieu, et du moment qu'un homme ou une femme manifestait un don artistique, cette image originelle allait transparaître d'une manière ou d'une autre. Cette approche confirmait ce que je ressentais instinctivement depuis quelque temps : que de nombreuses œuvres créées par des chrétiens étaient mauvaises et que de nombreuses œuvres créées par des non-chrétiens étaient valables. Un cantique apprécié n'était pas forcément de l'art de qualité et les œuvres d'un mécréant pouvaient être de très grande qualité artistique. En considérant la vérité comme seul critère d'évaluation, les chrétiens avaient souvent diminué l'importance de l'effort humain dans l'expression artistique, se privant ainsi de tout un trésor d'expériences culturelles. De toute façon, la vérité qui les préoccupait tant n'était qu'une petite part de la vérité totale. Leur seul objectif était la vérité « toute simple », aux dépens des complexités de la vie humaine.

La fiction chrétienne, par exemple, était dénuée des textures profondes de la vie réelle car les écrivains de cette littérature n'avaient d'autre but que d'user de la forme pour évangéliser les personnes qu'ils s'imaginaient réfractaires à l'Évangile exprimé autrement.


Pendant mon adolescence, j'étais préoccupé par le manque de chrétiens engagés dans l'expression artistique grand public, ainsi que par la qualité médiocre de l'art dit « chrétien ». Le christianisme semblait de moins en moins pertinent, car son message était généralement écarté des médias. Comment interpréter cette situation ? La foi chrétienne était-elle trop chétive pour se présenter au grand jour ? Les expressions culturelles du christianisme ne survivraient-elles pas à une remise en question ? Devait-on les protéger en les enfermant dans le microcosme des milieux chrétiens ?

Les œuvres se réclamant de la foi chrétienne étaient de qualité médiocre et leur approche était simpliste. Par association, le christianisme qu'elles étaient censées représenter semblait insipide et dénué d'inspiration. Quelle pouvait être la vraie grandeur d'un Dieu qui se laissait représenter par de telles créations ? Quel enthousiasme pouvait susciter une vie qui semblait préférer le monochrome à la couleur, la superficialité à la complexité, la sécurité au risque ?

Mon expérience à L'Abri m'avait convaincu non seulement que les chrétiens pouvaient contribuer à l'art populaire, mais qu'ils devaient le faire. Cette évidence m'apparut clairement quand un voyageur arriva à L'Abri avec le disque Déjà vu dans ses bagages. Cet album de Crosby, Stills, Nash et Young venait tout juste de paraître. Nous nous sommes assis en groupe pour l'écouter, l'oreille tendue pour capter le sens des paroles, guettant la moindre nuance qui nous révèlerait la direction que prenait notre génération.


C'était l'époque où la musique était le fil conducteur de l'évolution culturelle. Les paroles de figures majeures comme Bob Dylan, Jim Morrison, Paul Simon, John Lennon et Paul McCartney étaient passées au crible pour en tirer des bribes de sagesse. Les musiciens n'étaient plus simplement des artistes de variété mais des prophètes et des shamans. Un ancien professeur de psychologie à Harvard, du nom de Timothy Leary, militait pour les avantages spirituels du LSD. Il affirmait que les musiciens de rock 'n' roll étaient les poètes / philosophes de la nouvelle religion .

Une telle vénération n'était certainement pas justifiée, mais cette musique correspondait mieux que toutes les autres formes d'expression aux bouleversements sociaux des années soixante. Les Beatles chantaient « All you need is love » [Il suffit d'aimer] tandis que les troupes américaines combattaient au Vietnam et que des foules de jeunes gens défilaient en faveur de la paix. Pendant l'été 1968, les manifestations pacifistes à Londres inspirèrent « Street fighting man » [Le combattant de la rue] aux Rolling Stones. En France, cette même année, Jacques Dutronc chantait l'insatisfaction des ouvriers dans « Il est cinq heures, Paris s'éveille ». Georges Moustaki puisa dans les événements de mai 68 l'inspiration pour sa chanson « Le temps de vivre » : « Écoute les mots qui vibrent / Sur les murs du mois de mai / Ils te disent la certitude / Que tout peut changer un jour. »

La face A de l'album Déjà vu se termine avec la chanson « Woodstock », écrite par Joni Mitchell à la suite de l'énorme festival rock qui s'était tenu l'été précédent (« trois jours d'amour, de paix et de musique » comme devait le décrire plus tard le documentaire filmé de l'événement). Ce morceau exprimait l'espoir, très présent dans les années 1960, qu'une nouvelle société était sur le point de voir le jour. Les adeptes de la contre-culture pensaient que ce texte représentait un nouvel engagement à l'égard des valeurs humaines essentielles et un refus de l'égoïsme, de la guerre, de l'hypocrisie et de l'exploitation abusive. Mitchell chantait une vision fondamentalement religieuse. Dans les paroles, elle évoque sa rencontre avec un garçon (qu'elle appelle un « enfant de Dieu ») en route pour le festival. Elle lui demande ce qu'il est en train de faire. Le garçon répond qu'il retourne à la terre pour libérer son âme.

Alors arrive le refrain, comme repris en chœur par tous les participants du festival qui partageaient le même espoir :

Nous sommes poussières d'étoiles Brillants comme de l'or Carbone depuis des milliards d'années Et d'une manière ou d'une autre Il nous faut retourner au jardin.




Les deux derniers vers m'interpellaient. Voici qu'un grand groupe musical faisait allusion au jardin d'Éden. Le reste de la chanson indiquait sans ambiguïté qu'il ne s'agissait pas d'un appel à la conversion au Christ, mais le texte reconnaissait clairement que l'être humain a besoin d'une restauration spirituelle. Où étaient les chrétiens qui pouvaient même commencer à égaler de tels artistes ? Des gens qui sauraient manier une métaphore aussi évocatrice ? La plupart des musiciens chrétiens de ma connaissance évoluaient dans les milieux de la musique dite « chrétienne ». À l'époque, cette étiquette signifiait que leurs compositions, inspirées de textes bibliques, s'adressaient à un public d'église. Même le texte le plus percutant de ces artistes ne pouvait avoir un impact perceptible sur la culture au sens large, car aucun des acteurs majeurs de cette culture ne l'entendrait.



La chanson « Woodstock » était l'expression d'une conviction. Nous avons été créés grands et nobles (« poussières d'étoiles », « comme de l'or »), mais quelque chose de grave est arrivé (« pris dans le pari du diable »). Nous avons donc besoin de retrouver notre innocence d'origine (« retourner au jardin »). Dans un tel monde renouvelé, les instruments de l'oppression et de la violence seront transformés en objets de beauté. Les bombardiers deviendront des papillons, de la même façon que les prophètes de l'Ancien Testament avaient prédit le jour où les épées seraient forgées en socs de charrues et les lances en outils de jardinier. Dans ce contexte, la différence entre croyant et incroyant ne résidait pas tant dans leurs préoccupations que dans leurs conclusions respectives. Finalement, peut-être serions-nous d'accord sur la dignité de l'être humain, sans nous rejoindre sur la source de cette dignité. Nous pourrions nous accorder pour dire que nous sommes en rupture par rapport à notre destinée originelle, tout en maintenant un désaccord sur les circonstances de cette rupture. Nous souhaiterions tous une transformation de l'espèce humaine, mais nous aurions des opinions divergentes sur le moyen de réaliser ce changement.


Avec le recul d'une trentaine années d'expérience et de réflexion, le texte de Woodstock paraît bien naïf. L'idéalisme de cinq cent mille jeunes dans un festival de musique aux USA ne signalait pas un changement radical du comportement humain. Les problèmes comme la violence et la pollution demeurent. Ils se sont peut-être accentués. La chanson laisse entendre une confiance en l'évolution de la nature humaine (« Sommes-nous arrivés à l'âge de l'homme ? »). Cet optimisme béat est justement l'ultime point faible de cette approche. Pourtant, Woodstock était une tentative, dans le contexte de la culture populaire, de poser quelques questions d'une importance capitale pour l'humanité. Qui sommes-nous ? En quoi trouvons-nous notre signification ? Pourquoi le disfonctionnement actuel ? Comment guérir de ce mal ? Je voulais voir des chrétiens participer à ce débat. Conscient des enjeux de la discussion, je m'étonnais que nous n'y fussions pas déjà engagés. Toutes ces questions n'étaient-elles pas au cœur de notre discours si affirmatif ?

En fait, pour être honnête, je dois reconnaître que la situation ne m'étonnait pas tant que cela, car j'avais été élevé dans un contexte chrétien qui ne préparait pas les fidèles à jouer un rôle dynamique dans la culture générale. Je comprenais pourquoi le plus célèbre des acteurs chrétiens de l'époque était le cow-boy de cinéma Roy Rodgers et pourquoi aucun chrétien n'était reconnu dans le monde du rock ou de la peinture. Par contre, la situation elle-même me posait un sérieux problème.

Personne ne m'avait dit qu'un chrétien ne devait pas devenir acteur ou chanteur, romancier ou danseur. Cet interdit était sous-entendu. Aucun chrétien ne paraissait un exemple à suivre dans ce domaine. Je me souviens de la conversion au christianisme d'une actrice célèbre, puis d'un chanteur pop anglais, mais l'un comme l'autre avait renoncé à sa carrière « pour le Seigneur ». On les valorisait plus pour leur témoignage que pour leur talent. Tout comme un penchant pour l'alcool ou pour le libertinage, un engagement dans le monde de l'art semblait représenter un vice dont il fallait se déclarer délivré.

Une hiérarchie des professions semblait en vigueur dans les milieux chrétiens. Les ecclésiastiques se trouvaient au sommet. Ensuite venaient les médecins, les infirmières et les autres professionnels de la santé, suivis des enseignants, des forces de l'ordre, et le tout-venant de la masse ouvrière. Les artistes, les professionnels des médias et ceux qui travaillent dans le monde du spectacle, si on avait daigné leur accorder une place, auraient été au bas de l'échelle.

En règle générale, les chrétiens ne s'intéressaient pas beaucoup à l'art : ils possédaient rarement la télévision (« l'écran du diable »), n'étaient pas collectionneurs d'art et ne fréquentaient guère le théâtre. Les livres de fiction, comme les danses lors d'une fête, convenaient aux enfants, mais pas aux adultes. La musique rock était à rejeter comme provenant du « monde ». Le cinéma n'était acceptable que dans le cas de dessins animés, de distractions familiales ou, bizarrement, de films de guerre s'inspirant de faits historiques. On tentait de justifier ces prescriptions en soulignant que l'art était le plus souvent produit par des incroyants et risquait donc de nuire à notre santé spirituelle. Nous chantions un chœur d'enfants dont les paroles étaient Attention à tes petits yeux, Surveille bien ton regard, Car Dieu dans le Ciel Veille sur toi dans son amour Alors fais attention où tu poses les yeux

Bien que Dieu n'ait pas exprimé ses goûts, nous pensions qu'il était probablement un peu prude, et il valait mieux prendre nos précautions. De plus, l'art était considéré comme une perte de temps. Tout ce qu'il nous fallait savoir sur la vie se trouvait dans les Écritures. Le reste était superflu. Ces personnes sans vie spirituelle, que pouvaient-elles nous apprendre que nous ne sachions déjà ?

Se laisser distraire par un spectacle impliquait de ne plus être concentré sur la réalité, et les chrétiens n'étaient pas censés laisser vagabonder leur esprit de la sorte. Tout ce qui détournait notre attention, même pour un temps, de la lecture de la Bible, de la prière et du témoignage était susceptible de retarder le processus de sanctification. Les églises protestantes étaient peu décorées car il était entendu que le dépouillement favorisait la dévotion, et Dieu n'appréciait pas le souci des apparences extérieures. Le romancier Garrison Keillor transcrit avec brio cette attitude dans son roman Cette petite ville oubliée par le temps, lorsqu'il décrit une réunion typique des Frères Sanctifiés, « une secte si minuscule que seuls nous et Dieu en avions entendu parler. » Le groupe se retrouvait tous les dimanches dans un salon, assis sur de simples chaises pliantes : « Pas de pasteur habillé en noir. Pas d'orgue ou de piano, car cela aurait promu une personne au-dessus des autres. Pas de coussins sur les sièges, nous en serions devenus suffisants et paresseux. Aucune image de Jésus, car il habitait déjà en nous… Aucune partition musicale, car la musique doit venir du cœur et non de la page imprimée . »


S'il arrivait que des chrétiens fassent appel à l'expression artistique, c'était pour « partager la Parole ». On nous disait que l'art avait une certaine utilité. Il pouvait être « un outil efficace pour l'évangélisation ». Ainsi nos films étaient peuplés de protagonistes d'une superficialité affligeante. L'intrigue fade se traînait inexorablement vers une apothéose qui comprenait invariablement une conversion au Christ. Nos chanteurs compositeurs employaient un rythme qui captait l'attention des auditeurs afin d'assener le « message » contenu dans les paroles. Nous disposions même de romans chrétiens qui enrobaient l'évangile d'une couche de fiction mielleuse.

Lorsque je déclarai un jour que je voulais devenir écrivain, un chrétien plus âgé que moi me répondit : « C'est bien, ça ! On trouve de bons magazines chrétiens de nos jours. » Il était entendu que les chrétiens devaient écrire pour d'autres chrétiens à propos du christianisme. Personne n'envisageait que je veuille écrire pour la presse nationale sur des sujets d'intérêt général.

D'instinct, cette attitude me mettait mal à l'aise. Je ne disposais pas encore des raisonnements théologiques pour étayer mon point de vue, mais je savais au fond de moi que les chrétiens pouvaient, et devaient, s'engager dans tous les domaines de la culture. Je fis rapidement la connaissance d'autres personnes ayant les mêmes convictions. Dans un journal chrétien, je trouvai un article sur un acteur du nom de Nigel Goodwin qui, dans ses interviews, citait des poètes contemporains, ainsi que les Beatles. J'étais surpris non seulement par le fait qu'un chrétien exprime publiquement son intérêt pour les textes de la musique pop et puisse citer de la poésie contemporaine, mais surtout par son utilisation de telles œuvres pour faire l'apologie de la foi.

Nigel était un homme vivace et rempli d'amour pour Dieu. Il était aussi constamment à l'affût de nouvelles tendances culturelles. Lors de notre première rencontre, il me montra avec enthousiasme plusieurs des livres qu'il lisait : des études sur le rock, le théâtre moderne et l'avant-garde artistique. J'étais impressionné par ce chrétien qui non seulement ne se sentait pas remis en question par l'art de son époque, mais y prenait de toute évidence un réel plaisir.

Il me demanda ensuite si j'avais entendu parler de Francis Schaeffer. Je lui répondis par la négative. Alors il me tendit un exemplaire du tout récent Dieu, illusion ou réalité ? , une étude des tendances artistiques, philosophiques et religieuses au cours de l'histoire. Je parcourus rapidement les pages, y repérant avec surprise les noms de Jung, Cage et Picasso. Certes, mon éducation s'était faite dans un contexte protégé, mais je n'avais jamais auparavant vu les œuvres de tels artistes mises à contribution pour défendre la foi chrétienne. Cette expérience fut un tournant pour moi. Moins d'un an plus tard, je me retrouvai en Suisse, étudiant à L'Abri. Schaeffer et ses associés avaient en commun une réelle passion pour la culture, tant en consommateurs qu'en critiques. Leur démarche à l'égard des travaux d'artistes était pleine de respect et de sensibilité. Ils cherchaient à analyser les perspectives philosophiques du monde en les évaluant à l'aune de la vérité biblique. Leur approche confirmait ma conviction que les chrétiens devaient prendre part à ce dialogue.

À L'Abri, le message le plus clairement articulé était le suivant : « Jésus est Seigneur. » Cette affirmation impliquait que le Christ ressuscité était Seigneur des temps de repas et de l'art du conte, de la finance et des affaires, de l'art et de la culture. Quel que soit le domaine concerné, personne ne pouvait jamais dire : « Désolé, cet aspect de ma vie est réservé. Tu ne comprendrais pas. Limite-toi au domaine religieux. »

Pendant mon séjour, je questionnai les jeunes visiteurs américains sur les tendances littéraires outre-Atlantique. Grâce à leurs conseils, je me mis à lire les nouvelles de Richard Brautigan et les articles de Tom Wolfe. Je songeais à une littérature qui frapperait l'imagination à la manière des tendances culturelles contemporaines, tout en s'intéressant aux questions profondes qui nous préoccupaient à L'Abri.

Malgré mon manque d'expérience littéraire, j'étais résolu à devenir écrivain lors de mon retour à Londres après mon séjour en Suisse. Trois mois plus tard, je me retrouvai dans les quartiers nord de la capitale anglaise, manutentionnaire dans un entrepôt de livres pendant la journée et pigiste pour un magazine de rock la nuit. Pendant cette courte période de ma vie, j'eus l'occasion d'interviewer trois grandes figures du rock anglais — Jethro Tull, Marc Bolan du groupe T. Rex et Rod Stewart. Comme le magazine semblait apprécier mes contributions, je reçus une offre d'emploi. J'étais devenu un écrivain à plein temps.

Pendant quelques années, je rencontrai les musiciens les plus célèbres de l'époque, dont Elton John, Lou Reed, Frank Zappa, Eric Clapton et David Bowie, ainsi que des membres de groupes comme The Who, les Rolling Stones, The Band, les Moody Blues, les Byrds, Pink Floyd, Queen et Grateful Dead. Je me retrouvai même un jour à Los Angeles à discuter de l'idéal hippy avec David Crosby et Graham Nash, dont la reprise de « Woodstock » avait joué un rôle si important dans mon propre parcours.

Je devais déterminer quelles étaient les responsabilités d'un journaliste chrétien qui travaillait pour un magazine grand public. Mes employeurs attendaient de moi que je transmette de l'information sur la musique et sur des musiciens à un lectorat donné. J'aurais failli à mes engagements envers eux si j'avais négligé cette charge pour communiquer mes opinions théologiques.

Néanmoins, chaque article, écrit avec estime et intégrité, s'inspirait de ma vision du monde, que ce soit par l'expression directe d'une opinion, par mes choix thématiques ou par l'accent que je plaçais sur certaines informations. Lors de mes entretiens, je posais des questions différentes de celles que l'on avait l'habitude de lire, et j'obtenais ainsi des réponses originales. Je remettais en question des données que l'on considérait souvent comme acquises.

Il me semblait que je vivais selon la vision que j'avais reçue à L'Abri. Le magazine pour lequel je travaillais n'avait pas l'impact de Time, de Rock & Folk ou de Rolling Stone, mais cette situation me permettait d'acquérir l'expérience d'un journaliste professionnel et me donnait accès à des personnalités créatives importantes. Par-dessus tout, j'étais heureux de pouvoir jouer un petit rôle dans le débat culturel.

En tant que journaliste, mon travail consistait à trouver une histoire à raconter, plutôt qu'à évangéliser. Mais comme tout chrétien, je devais être prêt à discuter de questions spirituelles lorsque mes interlocuteurs les évoquaient. Je priais pour avoir du discernement dans chaque interview et je demandais à Dieu de m'accorder l'assurance d'exprimer clairement mes idées si l'occasion s'en présentait. Je ne voulais pas me trouver au cœur du débat sans oser m'exprimer sur ce qui comptait le plus pour moi.

J'interviewai John Lennon vers l'époque de son album Imagine. Il ouvrit soudain un journal qu'un membre des nouvelles communautés des Jesus people venait de lui envoyer. Ces groupes avaient fait leur apparition aux États-Unis quand les milieux chrétiens avaient commencé à répondre aux questions de la génération hippie. Au centre du journal, une lettre ouverte à Lennon avait été publiée, écrite par un fan des Beatles qui s'était converti au Christ. En résumé, la lettre disait : « Tu as besoin de Jésus, John. » Après m'avoir lu l'article en entier, Lennon posa le journal sur son bureau et me demanda : « Qu'en penses-tu ? » Je suis certain qu'il s'attendait à ce que je me moque de l'auteur, comme l'auraient fait la plupart des journalistes de rock. Mais je n'en fis rien. Cela nous mena à un long débat sur la nature du christianisme (« J'en connais un rayon sur la foi chrétienne ! », me dit-il), pendant lequel il écouta patiemment ma présentation de la foi (« Eh bien, bonne chance à toi ! ») et me fit part de certaines idées bien à lui (« Dieu est un concept selon lequel nous évaluons notre souffrance. »). En tant que journaliste, j'eus l'occasion d'observer de près le processus créatif. Des groupes demandaient mon opinion sur des bandes démo, des producteurs me faisaient la démonstration de certains effets d'enregistrement en studio, des paroliers me montraient des textes qu'ils venaient juste de composer. (J'ai toujours regretté de ne pas avoir gardé intacte la bande de l'entretien où David Bowie m'accordait la primeur de sa nouvelle chanson « Andy Warhol », pendant que je l'écoutais à travers la porte des toilettes !)

Pendant toute la période où j'écrivais sur le monde du rock, je composais et présentais mes propres poèmes. Je ne rechignais pas à participer à des manifestations chrétiennes, mais je considérais que ma vocation principale était de me produire dans les coffee-bars et clubs de musique folk où des passionnés de poésie orale commençaient à se retrouver pour partager leurs créations. Je répugnais à ce que l'on me décrive comme un « poète chrétien », parce que cette étiquette portait à confusion. J'étais convaincu que les chrétiens devaient composer des poèmes empreints de la conscience divine plutôt que de la poésie de nature religieuse. Je fus encouragé dans ma réflexion à ce sujet par trois livres en particulier : The Christian Mind [Un esprit chrétien] de Harry Blamires , Essais choisis de T. S. Eliot , et L'évangile selon Snoopy de Robert Short .

Blamires était convaincant dans son propos qu'il faut apprendre à « penser chrétiennement » dans tous les domaines, et ne pas limiter notre réflexion religieuse à la religion. Eliot, dans son essai Religion et littérature, sollicitait une littérature dont le christianisme serait l'inspiration inconsciente plutôt que le propos délibéré et agressif.


Short décrivait la manière dont les bandes dessinées de Charles Schulz exploraient les valeurs de l'Évangile par l'humour de Snoopy et des autres personnages de Peanuts.

Mon premier recueil de poèmes, Tonight We Will Fake Love , fut publié à Londres en 1975 par la division littérature d'un éditeur de disques, dont les responsables avaient annoncé qu'ils étaient à la recherche de l'équivalent littéraire des Beatles et de Neil Young. Le quotidien britannique The Daily Mail fit paraître une chronique du recueil en annonçant : « Enfin un poète qui a le flair d'un rocker ». De manière plus significative pour moi, le journaliste soulignait ce qu'il appelait « une touche chrétienne » dans les poèmes. L'expression artistique est toujours un vecteur important pour le débat culturel à notre époque. Même si tous les artistes n'ont pas pour préoccupation principale de formuler des affirmations concernant la condition humaine ou de publier des commentaires sur les grands enjeux de leur époque, il est inévitable que nombre d'entre eux le feront, tout simplement parce qu'il est dans la nature de l'artiste de poser des questions au sujet des origines, de l'identité, du comportement et de la destinée.

Le musicien de jazz Max Roach a déclaré : « Deux théories de l'art coexistent. L'une dit que l'art est une fin en soi. Cette affirmation est vraie. L'autre, qui est également vraie, dit que l'artiste est comme une secrétaire dont le travail consiste à sauvegarder les informations relatives à son époque. Ma musique tente d'exprimer mes sentiments profonds, et j'espère qu'elle reflète d'une certaine façon le sentiment des Noirs aux États-Unis . »

Dans les pages suivantes, je décrirai plus en détail ma conviction que tous les artistes chrétiens ne doivent pas forcément réaliser des œuvres qui sont des paraphrases de prédications. Une grande partie de l'art chrétien n'a d'autre finalité que de faire de l'art. Mais comme l'art est aussi la sauvegarde d'un commentaire sur les questions et les angoisses de notre époque, j'aimerais aussi trouver des contributions qui reflètent une compréhension chrétienne de cette époque. J'aurais souhaité les voir aussi prendre place dans la culture générale plutôt que dans le microcosme de la culture religieuse.


Mes motivations pour cela ne sont pas celle d'un évangéliste. Je ne souhaite nullement que l'art serve à des fins de prosélytisme, mais au contraire qu'il joue son rôle légitime et important pour former notre compréhension du monde. Si je m'exprime avec autant de conviction, c'est en raison des débats spirituels qui ont cours dans le cinéma, la peinture, la danse, la fiction, la poésie et le théâtre. Pourtant, les chrétiens eux-mêmes sont rarement entendus à ce propos.

Il me semble que notre motivation première pour participer à ce débat est notre mandat culturel — c'est-à-dire l'ordre de soigner notre monde en l'aimant — bien plus que le commandement de faire des disciples. Notre expression publique n'a pas pour objectif d'annoncer à nos interlocuteurs ce qu'ils doivent penser. L'art tend à montrer plutôt qu'à annoncer. Il accorde aux gens la possibilité de percevoir le monde différemment. Mais si nous sommes absents de ce domaine, nous privons la société de l'occasion de comprendre notre façon de voir.

L'artiste chrétien sera très souvent un agent d'irritation, perturbant la vision anthropocentrique de l'univers, vision qui résulte des tendances normales de notre nature déchue. En effet, au moment même où l'on pense avoir évacué Dieu de telle ou telle question, le chrétien le replace à l'ordre du jour, d'une manière ou d'une autre. Et quand Dieu est à l'ordre du jour, les gens sont forcés d'affronter la question, ne serait-ce que pour tenter de le marginaliser à nouveau.


L'art commercial ainsi que l'avant-garde expérimentale sont encore aujourd'hui dénués de toute approche chrétienne. Il est rare de trouver des chrétiens réalisateurs de cinéma, auteurs de fiction littéraire, ou dramaturges pour les grands théâtres de nos capitales. Il est encore plus rare de les rencontrer parmi les professionnels de la scène comique ou dans les troupes de danse contemporaine. La plupart des jeunes adultes relativement cultivés auraient du mal à nommer même un seul scénariste chrétien actuel. Il en serait de même dans les autres milieux artistiques, comme le théâtre, la chorégraphie, le roman, l'humour ou la peinture.

Cette constatation pourrait surprendre, compte tenu de l'emprise encore exercée par le christianisme sur la religion en Europe et aux Amériques. Lorsque le grand hebdomadaire américain Time dressa la liste de la centaine de personnes les plus influentes dans l'art et les médias, seules cinq d'entre elles s'étaient réclamées d'une quelconque foi chrétienne.

Le but de ce livre est d'explorer les raisons de cet état des lieux, dans l'espoir qu'une meilleure compréhension des mécanismes et enjeux permettra aux chrétiens qui pratiquent l'expression artistique d'apporter quelque changement, tout en se sentant valorisés, encouragés, inspirés et remplis d'une vaillance nouvelle.

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